Besoin

Article : Besoin
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25 novembre 2022

Besoin

Il a un besoin : je ne peux vivre sans mon père. Longtemps, très longtemps, si longtemps que les limbes du temps s’en sont emparés, et que les arachnides ont tissé leurs toiles dans les trames de cette faim, il a vécu avec ce besoin de connaître son père. Pas une envie, un Besoin.
Père et fils enlacés
Père et fils – par Bernd de Pixabay

Envie/Besoin

Une envie est un appel qui nous demande d’atteindre quelque chose que l’on n’a pas. Certes. Mais c’est un quelque chose superflu, non nécessaire à notre survie. A contrario, le besoin est une exigence de la vie. Ou une exigence tout court. S’il reste insatisfait, il peut causer la mort par privation biologique ou psychologique (dépression pouvant mener au suicide). Paraphrasé en provenance de cette page.

Un besoin donc. La nuance est non négligeable. L’envie n’est pas vitale. On peut s’en passer, on peut l’outrepasser. On peut vivre avec. On peut admirer cette grosse cylindrée jour après jour. L’on peut se perdre dans un rêve éveillé, où l’ivresse qu’elle pourrait procurer lancée à pleine vitesse rend nos jambes flageolantes, et pourtant continuer à vivre. Mais le besoin fait appel à la notion de : « si je ne lai pas, je crève ». Ça devient rapidement une question de vie ou de mort.

Si je ne rencontre pas mon père, je finirai certainement par en mourir. C’est strictement ça, le besoin ; son besoin. Et ce besoin le consume vivant. Ce besoin lui bouffe les tripes. Ce besoin de rencontrer son père, de s’asseoir avec lui. Le besoin de lui parler, de tenir sa grande main forte. Se perdant dans son étreinte, l’entendant former de sa bouche les mots « mon ami » en parlant de lui. Ce besoin de s’effondrer en larmes, tremblant dans des bras puissants qui le soutiendront, et l’empêcheront de se disloquer intégralement en poussière d’étoiles. Ce besoin le tue chaque jour un peu plus.

Connaître son père

Il veut connaître son père. Il le réclame. Il l’a réclamé pendant des années. A chaque coin de rues, à chaque détour de conversation. Dans chaque silence, dans chaque rire, dans chaque cri. Dans chaque phrase suppliante et balbutiante, dans chaque phrase cohérente et élégamment formulée. Dissimulé dans chaque « bonjour » claironné, et chaque « bonne nuit » murmuré.

Il a besoin de son père. Sans lui, il est comme un infirme. Les ligaments de ses genoux ont lâché. Presque aveugle. Emmêlant sa gauche et sa droite parce que n’ayant aucun repaire. Son père, son compagnon duquel il a été séparé il y a des éternités de cela; il a besoin de lui. Besoin de le retrouver pour enfin trouver son équilibre.

Cœurs se réunissant
Deux cœurs se réunissant – par Gerd Altmann de Pixabay

Dissimuler son besoin

Longtemps, il a essayé tant bien que mal de contenir cette soif, cet appel de son cœur, de son âme même. Longtemps, il a essayé de ne pas être submergé par ce besoin. Longtemps, il a fait au mieux pour ne pas sombrer. Mais, ses yeux parfois – souvent – parlent pour lui. Il y a un gouffre sans fond dans ses regards quand il perd la maîtrise d’acier et de fer qu’il a sur lui-même. Un gouffre où l’on peut entrapercevoir la hantise roder, le poil hérissé et les yeux fous. Besoin, besoin. Et puis la fenêtre de tir se referme. Tout semble redevenu normal. Il claquemure les lucarnes, tire les rideaux, dissimule sa peine, son besoin. Il manoeuvre les vasistas de sorte à voiler pudiquement sa soif de son père aux étrangers, se revêtant d’une apparente sérénité. Il continue certes de parler de sa soif. Évidemment qu’il en parle ! Mais, ça sonne… Mesuré, tel un murmure dans une pièce feutrée.

Je voyais, mais avec une vision floue. Je ne regardais pas.

Ou du moins si l’on veut être complètement honnête l’un envers l’autre, c’est moi qui n’ai rien vu. Je voyais, mais avec une vision floue, ayant ôté mes lunettes sans m’en apercevoir. Je ne regardais pas. Je passais à côté de l’essentiel. Le plus marrant (en fait, ça ne l’est pas du tout. C’est plus un brise cœur. Mais c’est une formulation comme une autre), c’est que je pensais savoir, je pensais voir.

Je pensais avoir une vision claire de ce gouffre sans fond qui s’est ouvert sous ses pieds. Du tréfonds de ces abysses résonnait un appel semblable à celui des sirènes, le conviant à se laisser engloutir. De bien des façons, je suis passée à côté de ses silences, de ses cris, de sa peine, de ses larmes, de son incommensurable détresse, de son insondable besoin. Malgré ses mots, malgré le fait qu’il l’ait répété jour et nuit, je n’ai pas su voir à quel point ce besoin le dévastait rageusement, et l’empêchait presque de respirer.

Maintenant, je peux le voir. Ca scande : besoin, besoin, besoin.

Et puis un matin, toutes les digues qu’il a érigées ont volé en éclats. Est-ce le parapet qui a cédé ou est-ce que j’ai enfin été autorisée à voir ? Dans tous les cas, ce besoin n’a pu plus être caché, même de mes yeux si myopes. Même de mon cœur si lent à la détente. Les éclats projetés ont percé mon foie, mon rein, ma rate. Ils ont sauvagement lacéré mon cœur. J’ai pris de plein fouet la force de ce Besoin qui a jailli de lui comme un geyser en furie. Ca scande : besoin, besoin, besoin. J’ai besoin de mon père. Je ne peux vivre sans mon père. Prenez tout. Le monde. La richesse. La gloire. Les honneurs. La réussite. L’univers même ! Mais pitié, donnez-moi mon père. De grâce, juste mon père. Juste, satisfaites mon besoin.

Ca fuse de partout à la fois. De chaque fissure, des coins et recoins, des cavités, des anfractuosités, des brèches qui n’existaient pas la veille encore. Dévalant les collines comme une avalanche de boue. Rasant des pics montagneux. Dégoulinant de partout. Son besoin est si fort qu’il m’a précipitée sur les genoux, sans force. Petite chose sanglotante et hoquetante. Ébahie, meurtrie et malade de n’avoir rien vu.

Je discerne enfin cet abîme sur la berge de laquelle il se tient en équilibre précaire depuis tant d’années. Ce vortex qui ne demandait qu’à l’aspirer ces éternités durant. Je vois enfin à quel point il est au bord de l’asphyxie. Je me rends compte de sa difficulté à prendre ne serait-ce qu’une inspiration … Sans son père. Ce besoin l’étouffe. C’en est à un point où, ce n’est plus une question de vie ou de mort, mais juste de satisfaction.

Vortex
Vortex – par Alexander Antropov de Pixabay

Il veut rencontrer son père. Qu’importe la vie ou la mort ? Qu’importe la géhenne ou le paradis ? Qu’importe l’amour ou la haine des uns et des autres ? Il a besoin de son père. Il le veut lui et lui seul. Le reste n’a toujours été qu’un bruit de fond sans grande importance. Vivre ? Certainement, mais avec son père. Mourir ? Sûrement, mais avec son père. Même dans la mort, le rencontrer. Impérativement. Rien d’autre n’en a jamais valu la peine.

Parce que ce besoin, tel que je l’ai perçu et que je ne cesse de le percevoir depuis, aurait pu ou peut-être même, aurait dû le rendre fou.

Je me suis demandée comment il a pu vivre si longtemps avec un tel besoin sans sombrer dans la folie. Comment a-t-il pu fonder une famille ? Se faire des amis, vivre un semblant de normalité ? Comment a-t-il pu manger, boire, rire, s’amuser, sortir, faire ces mille choses et plus encore que les humains normaux font ? Parce que ce besoin, ce besoin fait de lui un humain très loin d’être normal. Il est différent. Une différence à nulle autre semblable. Parce que ce besoin, tel que je l’ai perçu et que je ne cesse de le percevoir avec de plus en plus de netteté depuis, aurait pu ou peut-être même, aurait le rendre fou. Complètement et totalement dément.

Imaginez-vous ayant faim

Continuellement. Constamment. Indéfiniment. Couplez à cela une soif constante, perpétuelle. Sans une goutte d’eau pour humidifier vos lèvres gercées. Sans un morceau de pain sec pour tromper votre luette de son attente. Juste une odeur dans le lointain qui vous parle de la promesse d’un festin. Et imaginez-vous restant dans cet état des jours, des mois, des années, des millénaires, des vies toutes entières, alors que des civilisations se font et se défont, alors que des vies se tissent et s’effilochent. Sans en mourir, du moins pas physiquement. Sans cesse haletant et désespéré. Si désespéré ! Il y a de quoi rendre un homme fou. Il y a là assez de substances pour se faire soi-même enfiler une camisole de force.

Jusqu’à ce que ce besoin ne soit satisfait

Il a un besoin. Il veut son père. Il veut ses bras aimants. Il veut sa conduite. Il appelle sa guidance de tous ses vœux, son leadership. Il veut retrouver son harmonie. Il veut le voir, le toucher, s’extasier devant sa beauté, sa splendeur, sa force. Il veut l’admirer, il veut l’étreindre et se laisser étreindre de lui. Il veut ses biceps forts et musclés autour de lui. Il veut lui appartenir et qu’il lui appartienne en retour. Il veut que son père, de ses baisers pleins d’amour efface la douleur. Que chaque baiser efface la solitude. Que le suivant, gomme les peines, celui d’après faisant fondre la gangue de glace qui a pris son âme en otage. Que la présence effective et réelle de son père le réchauffe de l’intérieur. Et qu’un baiser après l’autre, que finisse par disparaître jusqu’au souvenir même de ce long moment passé loin de son bien-aimé père.

Il veut son père. Il veut que cette solitude prenne enfin fin. Il soupire pour que ce vide dans son âme soit comblé. Enfin. Il veut être abreuvé de tous ces mots doux dont si longtemps, il a été sevré. Fils, intime, cher et tendre, bien-aimé, chéri, mon tendre et précieux ami. Il désire ardemment cette complétude de leurs deux cœurs, cette fusion de leurs deux âmes, où voir l’un signifie voir l’autre. Si seulement cette dernière pièce du puzzle peut s’imbriquer.

Puzzle dernière pièce
Besoin, dernière pièce du puzzle – par Hebi B. de Pixabay

Il veut son père. Il est à vif. Il est à cran. Il doit plonger dans cet océan d’amour qu’est son père. Sinon, à quoi bon la vie ?

Plongeant dans l'amour
Plonger dans l’amour – Image par Dorota de Pixabay
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